« Tout espoir n’est pas perdu » – « надежда еще не потеряна »

En février 2022 a éclaté un nouveau conflit armé au coeur de l’Europe. Dans ce contexte, maintenir des espaces d’échanges et de réflexion est essentiel. Témoignages de Vincent de Gaulejac et Igor Masalkov, initalement adressé à la communauté des correspondants internationaux du RISC et partagés plus largement ici.

В феврале 2022 года в сердце Европы вспыхивает новый вооруженный конфликт. В этом контексте важно сохранить пространство для обсуждения и размышлений. Истории Венсана де Голежака и Игоря Масалкова, изначально адресованные международному сообществу корреспондентов РИНЦ и более широко опубликованные здесь.

La ronde pour la paix à la clôture de la conférence / Круг в защиту мира при закрытии конференции

 

Par Vincent de Gaulejac, 01 mars 2022

L’invasion de l’Ukraine est un évènement dramatique qui remet en cause l’ordre mondial. Le samedi 26 février, à l’invitation d’Igor Masalkov, je devais prononcer une conférence à la Russian State University for the Humanities (l’Université des sciences humaines et sociales de Moscou), sur « la sociologie clinique face aux défis des sociétés contemporaine ».  Cette conférence était prévue en zoom depuis longtemps.

Le contexte de guerre changeait la donne. À la veille du colloque, le vendredi, j’ai envoyé un courriel à Igor :

Cher Igor,
La première victime de la guerre, c’est la vérité.
Le contexte actuel rend impossible mon intervention au colloque de demain. Je voulais montrer comment la sociologie clinique permet d’aborder la violence sans violence pour construire un « monde commun ».
Ce n’est possible que dans un contexte d’apaisement et de respect mutuel.
Si je dis ce que je pense, je risque d’être mal compris et, surtout, de te mettre en difficulté.
Le contexte géopolitique conduit à entretenir le manichéisme plutôt que la concorde.
Je crains que les temps qui viennent soient de plus en plus difficiles.
Je pense bien à toi.
Amitiés sincères et profondes,
Vincent

 

Igor m’appelle par WhatsApp pour me dire que la grande majorité de ses collègues sont contre la guerre et qu’ils ont besoin d’oxygène dans ces temps difficile. Je lui fais par de ma crainte de tenir un discours critique qui pourrait le mettre en difficulté, connaissant le contexte répressif dans lequel tous les opposants à la ligne fixée par Poutine sont mis en prison. Il me dit que non seulement il n’a pas peur, mais qu’au contraire, il faut résister et que ma conférence peut aider à renforcer l’opposition à cette ligne « paranoïaque ».

 

Suite à cet échange, nous décidons de maintenir ma participation. Mais je lui demande s’il est possible de transformer ma conférence en dialogue sur la situation.

 

Le samedi matin, la conférence commence à l’heure dite. Une trentaine de personnes y participe dont une majorité de professeurs et des étudiants. Igor est un formidable traducteur qui sait parfaitement traduire les mots, mais surtout le contenu et l’éprouvé. Dans la nuit, j’ai complétement revu mon propos dont je vous livre quelques extraits :

 

« Le contexte actuel me conduit à reconsidérer mon intervention. Je voulais montrer comment la sociologie clinique permet d’aborder la violence sans violence. Ce n’est possible que dans un contexte d’apaisement, de tranquillité, de bienveillance. Là où l’on cherche d’abord à comprendre plutôt que d’imposer « son » point de vue, jusque par la force. La science a besoin de controverses non violentes, de débats dans lesquels on prend le temps de se parler, de s’écouter, de comprendre différents points de vue. C’est l’inverse d’un discours imperméable à toute critique. C’est le contraire du « passage à l’acte » qui est imperméable à toute possibilité d’élaboration mentale et psychique. La science a besoin de neutralité, de temps, de bienveillance réciproque. La quête de vérité nécessite du courage. A fortiori lorsqu’elle heurte le pouvoir en place et que celui-ci impose une ligne, une façon de penser, une version de l’histoire. C’est le signe d’une dictature de réécrire l’histoire pour légitimer le présent. Lorsque les historiens sont réprimés, sommés de s’aligner sur une version « officielle » alors, la liberté de penser est mise à mal.

Albert Camus disait : « Mal nommer les choses contribue au malheur du monde ».

C’est l’essence même de la posture clinique de trouver les mots justes, de réduire l’écart entre ce que le sujet dit, ce qu’il pense, ce qu’il éprouve et ce qu’il fait. C’est dans ce besoin irréductible de cohérence que le sujet se construit, que la confiance s’instaure, que l’humanité retrouve l’harmonie nécessaire pour vivre ensemble, dans la paix et la concorde (…) C’est le rôle des chercheurs de comprendre les tensions, la genèse des conflits, les sources de la violence pour en éradiquer les causes (…).

Plutôt qu’une conférence, un monologue, je vous propose un dialogue. D’échanger avec vous sur la façon dont vous vivez cette crise et toutes les conséquences directes et indirectes. Et sur ce que nous pouvons proposer, comme psychologues, comme sociologues cliniciens, afin d’accompagner les personnes en détresse, les multiples victimes de la guerre, de la répression, de la violence, qu’elle soit physique, psychique, sexuelle ou sociale.

L’histoire est tragique. Nous voyons aujourd’hui combien elle peut basculer à tout moment de la paix à la guerre, de la création à la destruction, de la liberté au totalitarisme, de l’émancipation à l’oppression. Chacun de nous a peu de poids face à ces moments historiques que nous subissons, bien malgré nous, Mais, pour autant, chacun de nous ne peut se satisfaire d’un monde chaotique. Face au tragique, la révolte, le refus de se résigner, le combat pour la liberté, sont nécessaires. La marche du monde n’est jamais définitivement écrite. Et c’est à chaque citoyen de s’engager pour permettre à l’Histoire de basculer du côté de la liberté et de la paix. »

 

Dans un premier temps, on me demande d’évoquer la recherche action que je mène avec Isabelle Seret : « retissons du lien* » réunissant des familles de djihadistes radicalisés et de victimes des attentats de Bruxelles et Paris. Une femme me demande s’ils pourraient organiser des groupes similaires entre russes et ukrainiens. Après quelques échanges, la directrice du département prend la parole pour porter témoignage. Elle évoque les tensions qu’elle vit entre ses trois identités. Elle habite à Moscou, elle a une carte de résidente de l’Ukraine, elle a passé son enfance en Crimée. « Je ramasse les trois foyers de tension. Il y a de la souffrance chez moi. » Elle évoque l’idée que les ruptures sont aussi dans la société ukrainienne.

Il n’est pas fréquent, dans les milieux moscovites universitaires, de parler ainsi de soi. Je sens une forte mobilisation des participants jusqu’à une jeune étudiante qui me remercie. « Je me sens abandonnée dans ce monde qu’on ne peut pas changer. Vous donnez des exemples que tout espoir n’est pas perdu et que nous pouvons faire quelque chose pour changer ce monde. »

Dans nos échanges ultérieurs, Igor me dira combien ce moment a été apprécié pour sa liberté de ton. Il me confirme que les milieux universitaires sont contre la guerre, que dans l’armée russe, 30% des soldats sont ukrainiens, et que malgré les arrestations en masse, les manifestations contre la guerre sont importantes. Il me dit également que je ne suis pas venu (virtuellement) pour rien et que la sociologie clinique est bien vivante : elle redonne de l’énergie et de l’espérance, même dans les situations les plus sombres.

*sur « Retissons du lien », voir notamment: 

http://www.cnapd.be/retissons-du-lien-penser-ensemble-pour-agir-en-commun/

https://www.plateforme-air.org/p18/retissons-du-lien-penser-ensemble-pour-agir-en-commun

Ouvrage Mon enfant se radicalise par Vincent de Gaulejac et Isabelle Seret (2018)

 

Par Igor Masalkov, 04 mars 2022 / Игорь Масалков, 04 марта 2022 г.

Contexte / контекст

Les opérations militaires en Ukraine (chez nous il est interdit de prononcer « la guerre ») constituent un évènement dramatique. Tout en restant dans l’opposition binaire « bien » ou « mal », « bon » ou « mauvais » il est difficile de porter le jugement sur cette barbarie. En tout cas ce n’est pas seulement la confrontation entre la Russie et l’Ukraine. On ne peut pas comprendre cette thèse sans se référer à l’Histoire des tensions entre la Russie et les États-Unis y compris l’Otan. Ces tensions ont d’abord été pacifiques avant de basculer dans la tragédie que nous connaissons aujourd’hui. Son analyse est bien présenté dans une interview d’Edgar Morin accordée à Ouest-France (Mercredi 2 mars 2022) sous titre « Il faut penser avant de s’indigner ». Le niveau de complexité (où Edgar Morin est le meilleur connaisseur) de la situation est incroyable : arrestations en masse, manifestations importantes contre la guerre ; les milieux scientifiques et universitaires sont contre la guerre, dans l’armée russe 30% des officiers ont des racines ukrainiennes.

 

Военные действия на Украине (в нашей стране запрещено произносить слово «война») — событие драматическое. Оставаясь в бинарной оппозиции «добро» или «зло», «хорошо» или «плохо», трудно судить об этом варварстве. В любом случае, это не только противостояние России и Украины. Этот тезис невозможно понять без обращения к истории напряженности между Россией и США, включая НАТО. Эта напряженность сначала была мирной, а затем превратилась в трагедию, которую мы знаем сегодня. Его анализ хорошо представлен в интервью Эдгара Морена, данном Ouest-France (среда, 2 марта 2022 г.) под заголовком «Вы должны подумать, прежде чем возмущаться». Уровень комплексности (где Эдгар Морэн лучший знаток) ситуации невероятен: массовые аресты, крупные демонстрации против войны, научные и академические круги против войны, в российской армии 30% офицеров имеют украинские корни.

 

Avant la conférence du 26 février: le choix de communiquer/ Перед конференцией 26 февраля: решение общаться

Voici le compte rendu des événements passés samedi 26 février, où Vincent devait faire une conférence sur « la sociologie clinique face aux défis des sociétés contemporaine », conférence prévue en Zoom depuis 2 mois.

À la veille de la conférence, le vendredi, je reçois un mail de Vincent comme quoi dans le contexte actuel, pour lui, il est impossible d’intervenir lors du colloque prévu le lendemain. Je comprenais que sous l’influence des informations qui circulent en France, cette prise de position était logique en raison à la fois de l’image de notre président et ensuite par crainte qu’un discours critique puisse me mettre en difficulté ainsi que mes collègues, compte tenu du contexte répressif. Il ne faut pas oublier que la cote du président qui est aussi commandant en chef suprême est passée à 69 % en janvier pour la première fois depuis longtemps (63 +/- 2% est la norme pour cet indicateur pour les deux décennies de mesures).

Pour moi les craintes étaient relatives puisque depuis ma coopération avec la France je suis déjà sur la « liste noire ». En ce qui concerne mes collègues psychologues, ils sont plus près du terrain et peuvent librement décrire les malaises au niveau individuel sans retomber dans les subtilités sociopolitiques. Le langage de la sociologie clinique  permettrait de distinguer et de verbaliser librement les malaises à tous les niveaux existants de nos derniers jours. C’était mon objectif de mettre la salle en communication avec Vincent qui a finalement pris la décision de maintenir sa participation. Bravo Vincent.

А теперь два слова о прошедшем мероприятии в субботу 26 февраля, где Винсент должен был выступить на тему «клиническая социология, стоящая перед проблемами современного общества» в рамках конференции, запланированной еще 2 месяца назад. Накануне конференции, в пятницу, я получил электронное письмо от Винсента, в котором говорилось, что в нынешних условиях он не может выступать на завтрашней конференции. Я понял, что под влиянием информации, циркулировавшей во Франции, такая позиция была логична как из-за имиджа нашего президента, так и из-за страха, что критическое выступление может поставить в затруднительное положение меня и моих коллег, зная репрессивный контекст. Не следует забывать, что рейтинг президента, который также является верховным главнокомандующим, в январе впервые за долгое время поднялся до 69%. (63 +/- 2% – норма этого показателя за два десятилетия измерений).

Для меня опасения были относительными, так как с момента моего сотрудничества с Францией я уже нахожусь в «черном списке». Что касается моих коллег-психологов, то они ближе к жизни, к практике и могут свободно описывать дискомфорт человека на индивидуальном уровне, не впадая в социально-политические тонкости. Язык клинической социологии может им позволить различать и свободно вербализировать недомогания на всех уровнях, существующие у нас в последние дни. Моей целью было построить пространство общения с Винсентом, который, в конце концов, принял решение сохранить свое участие. Молодец Винсент.

 

Conférence: distinguer et de verbaliser librement les malaises / конференция: различать и вербализировать недомогания

À l’heure dite, la conférence a commencé. Une trentaine de personnes y participe dont une majorité de professeurs et des étudiants. La traduction ne posait pas de problème. Une heure et demie, c’était le temps de se parler, de s’écouter, de comprendre un point de vue différent. L’écoute des psychologues était très attentive, surtout sur ce que les sociologues cliniciens peuvent proposer afin d’accompagner les personnes en détresse, les multiples victimes de la guerre, de la répression, de la violence, qu’elle soit physique, psychique, sexuelle ou sociale.

Vincent évoque la recherche action qu’il a mené avec Isabelle Seret « retissons du  lien » réunissant des familles de djihadistes radicalisés et des familles de victimes des attentats de Bruxelles et Paris.

 

В назначенное время конференция началась. В ней участвуют 30 человек, большинство из которых преподаватели и студенты. С переводом проблем не было. Полтора часа было временем, чтобы поговорить друг с другом, выслушать друг друга, понять другую точку зрения. Слушание психологов было очень внимательным, особенно в отношении того, что социологи- клиницисты могут предложить в плане сопровождения людей, попавших в беду, многочисленных жертв войны, репрессий, насилия, физического, психического, сексуального или социального.

Винсент рассказывает об исследовании действием, которое он провел с Изабель Сере, на тему «восстановим связь», объединившем семьи радикализированных джихадистов и жертв терактов в Брюсселе и Париже.

 

L’impact de ce discours est évident :

  1. Une maîtresse de conférence du département de psychologie demande : « Vincent voit-il une opportunité d’organiser maintenant des groupes similaires, auxquels participeraient des Russes et des Ukrainiens?»
  2. Après quelques échanges, une directrice du département prend la parole pour porter témoignage. Elle évoque les tensions qu’elle vit entre ses trois identités. Elle habite à Moscou, elle a une carte de résidente de l’Ukraine, elle a passé son enfance en Crimée. « Je ramasse les trois foyers de tension. Il y a de la souffrance chez moi». Elle évoque l’idée que les ruptures sont aussi dans la société ukrainienne.
  3. Une jeune étudiante prononce les paroles de remerciement et de soulagement. « Je me sens abandonnée dans ce monde qu’on ne peut pas changer. Vous donnez des exemples que tout espoir n’est pas perdu et que nous pouvons faire quelque chose pour changer ce monde ». Pour elle, il est évident que c’est à chaque citoyen de s’engager pour permettre à l’histoire de basculer du côté de la liberté et de la paix.

 

Влияние его выступления очевидно:

  1. Доцент кафедры психологии спрашивает, видит ли Винсент возможность провести сейчас аналогичные группы, в которых участвовали бы россияне и украинцы
  2. В ходе обменов мнениями о своих ощущениях выступает декан психологического факультета. Она говорит о том непростом состоянии, которое она испытывает между своими тремя идентичностями. Она живет в Москве, имеет вид на жительство в Украине, а детство провела в Крыму. «Я улавливаю три источника напряжения. Во мне боль». Она также высказывается о том, что разрывы есть и в украинском обществе.
  3. Юная студентка произносит слова благодарности и облегчения. «Я чувствую себя брошенной в этом мире, который нельзя изменить. Вы приводите примеры того, что надежда еще не потеряна и что мы можем что-то сделать, чтобы изменить этот мир». Для нее очевидно, что каждый гражданин должен почувствовать обязанность повлиять на историю, изменить ее ход в сторону свободы и мира.

 

Vivre au quotidien / жить каждый день

Dans quelle mesure suis-je touché par la guerre dans ma vie quotidienne?

  1. La variation des prix des produits alimentaires et des prix pour les pièces de rechange des voitures qui sont doubles par rapport à l’été dernier.
  2. Les rumeurs courent que les cartes bancaires peuvent être bloquées et l’argent confisqué comme à l’époque de la deuxième guerre mondiale au profit de l’armée.
  3. Les chaînes de TV et les radios d’opposition ont été obligées de cesser leurs activités.

Voici le bref bilan de la situation dans laquelle je suis.

Dans ce moment de tension, j’apprécie, chers amis, chers collègues vos soutiens.

 

Как война влияет на мою повседневную жизнь:

  1. Взлет цен на продукты питания и автозапчасти для автомобилей в два раза по сравнению с прошлым летом.
  2. Ходят слухи, что банковские карты могут быть заблокированы, а деньги конфискованы, как во времена Великой Отечественной войны в пользу нужд Армии.
  3. Оппозиционные теле- и радиоканалы были вынуждены прекратить свою деятельность.

Вот краткое изложение ситуации, в которой я нахожусь.

В этот напряженный момент я ценю, дорогие друзья, дорогие коллеги, вашу поддержку

 

Quelques moments de la conférence / некоторые моменты конференции

Les participants voyaient l’écran dans son double aspect : Vincent et la colombe de la paix

Участники увидели экран в его двойном аспекте: Винсент и голубь мира.

 

 

Professeur E. Krieguer – organisatrice  de la conférence

Профессор Е.Кригер – организатор конференции.

 

 

 

 

 

 

Une maîtresse de conférence du département de psychologie demande: Vincent voit-il une opportunité d’organiser maintenant des groupes similaires aux GIR, auxquels participeraient des Russes et des Ukrainiens?

Доцент кафедры психологии спрашивает: «Видит ли Винсент возможность провести сейчас аналогичные группы, в которых участвовали бы россияне и украинцы?»

 

 

 

La directrice d’un département de psychologie évoque les tensions qu’elle vit entre ses trois identités. Elle habite à Moscou, elle a une carte de résidente de l’Ukraine, elle a passé son enfance en Crimée.

Декан факультета психологии рассказывает о внутреннем непростом состоянии, которое она испытывает между своими тремя идентичностями: она живет в Москве, имеет вид на жительство в Украине, а детство провела в Крыму.

 

 

 

Une de ces jeunes étudiantes prononce les paroles de remerciement et de soulagement.

Одна из юных студенток произносит слова благодарности и облегчения.