Par IG, 12/10/2022
Les opérations militaires en Ukraine constituent un événement dramatique. Elles durent déjà depuis 4 mois. L’inattendu avec leur déroulement peut se produire et il est difficile de présager toutes les conséquences directes et indirectes.
Les Russes vivent dans un état où l’autoritarisme utilise la force. L’opinion publique devient de plus en plus militarisée. Le pouvoir est concentré entre les mains d’une seule personne. Leur capacité à influencer sa politique est quasi nulle. Toute la structure politique de la contestation a été détruite. Les services secrets contrôlent entièrement le pays, pénétrant de plus en plus profondément dans les entreprises et les universités. Ils regardent d’un œil critique l’intelligentsia, ils détestent le savoir. L’enseignement universitaire et la science voient partir les meilleurs cadres.
Sevrés de la participation politique par les autorités pendant des décennies, les citoyens perçoivent les actions militaires et la crise économique comme une « catastrophe naturelle ».
La rhétorique politique de Poutine est la renaissance du « monde russe » et l’opposition avec les présidents des Etats-Unis tout en oubliant les différences dans les potentiels économiques et technologiques des 2 pays.
La société russe s’oppose à la guerre. Le jour de l’annonce de la mobilisation partielle par Vladimir Poutine, des manifestations contre la guerre ont été observées dans 38 villes du pays, se soldant souvent par une forte répression de la part des forces de l’ordre. Depuis ces annonces des dizaines de milliers de jeunes russes se sont massés aux frontières avec la Finlande, le Kazakhstan ou encore la Géorgie avec l’intention de quitter la Russie et de se réfugier dans les pays voisins. Avant la mobilisation ils regardaient à la télé les combats depuis leur bar alors que des milliers de corps tués revenaient du champ de bataille ukrainien et que les revers militaires se succédaient. Maintenant les combats sont entrés dans leur bar. Il semble pourtant que les jeunes russes ne sont pas tous contre cette guerre plutôt Ils sont contre aller au front. Cela les concerne directement (question de vie ou de mort).
Les autorités ne ferment pas particulièrement les frontières de la Russie, et les gens qui ne sont pas d’accord ont la possibilité́ de partir. Ce sont les hommes qui fuient. Ils ne sortent pas dans la rue, ils ne mettent pas le feu aux casernes militaires, ils ne jettent pas de cocktails Molotov dans les postes de police. Ils partent. Je pense qu’il y a là un certain effondrement démographique en Russie.
L’isolement économique auquel la Russie s’est condamné, combiné à la mobilisation et à la fuite des jeunes vers l’étranger a un impact tangible sur l’économie russe. L’incertitude, ennemie de l’investissement, a fortement augmenté. Les grandes entreprises industrielles, les banques et les compagnies informatiques tentent d’obtenir une exemption pour leurs personnels face à la mobilisation. Les entreprises sont sous la menace de fermer leurs chaines de production. Certains travailleurs ont été appelés, d’autres ont peur d’aller travailler en raison de recevoir la convocation aux bureaux de mobilisation. Personne ne peut évaluer le glissement de l’économie et de la société́ russe vers l’état archaïque, sa puissance et sa durée.
Depuis le commencement des opérations militaires et l’annonce par Vladimir Poutine de la « mobilisation partielle » le 21 septembre, la population russe est de plus en plus divisée. Il y a un camp qui exige la terreur. Ce sont nos faucons politiques, dont une bonne partie crie depuis six mois qu’il faut « se battre pour de vrai ». Selon eux, cela signifie une destruction massive des infrastructures civiles ukrainiennes afin de priver les gens d’eau, de chauffage, de nourriture, d’électricité́, ce qui, en théorie, devrait entraîner une « baisse du moral » et un désir de capitulation. Mais en pratique cela conduit à l’inverse : à la colère de la population et à l’envie de se battre jusqu’à la dernière cartouche.
Il y a un autre camp dans le monde qui appelle à la terreur. Ce sont les appels sortants des pays occidentaux pour imposer des sanctions sévères pour que la population russe soit confrontée à une pénurie de biens de base, tels que les médicaments et la nourriture. En fait, il s’agit d’une attaque terroriste de masse, seulement plus douce, qui vise « la chute du moral » et la société́ afin qu’elle cesse de soutenir l’État.
L’avancée de l’armée russe ne se fait pas aussi rapidement qu’espérée. Mais cela s’explique car l’ennemi a changé de taille. Désormais, ce n’est plus Kiev que combat le Kremlin, mais l’Occident et l’Otan. Alors que les revers s’enchaînent pour l’armée russe, le ton se fait plus grave dans les institutions au pouvoir. Fini le discours victorieux, qui promettait aux citoyens une guerre éclair.
Désormais, à la télévision russe, le ton des propagandistes se fait plus mesuré. Par contre ces derniers jours, la pression se fait de plus en plus forte sur les déserteurs potentiels. Vladimir Poutine en personne a ainsi signé un décret qui alourdit les sanctions en cas de désertions, les contrevenants s’exposant désormais à une peine de prison pouvant aller jusqu’à dix ans.
En plus du monde matériel et des événements matériels, il y a dans notre vie quelque chose qui est dans l’air, mais qui a un impact sérieux, l’«opinion publique». En tant que sociologue clinicien je constate que dans une situation d’incertitude, les gens adhèrent facilement à la tromperie. Ils sont tellement attirés par des forces inconnues qu’ils sont prêts à payer un prix énorme pour eux, parfois de la taille d’une vie. Aller à n’importe quelle manipulation sans regarder. C’est le désir de trouver un pouvoir qui va aider, protéger pour lequel on cultive une confiance aveugle, une pensée magique enfantine.
Si on compte les pertes du covid, puis de l’opération militaire spéciale et qu’on y ajoute les hommes en pleine forme qui sont partis, alors on constate un chiffre significatif dans la réduction du nombre d’hommes. Les femmes restent. Que se passera-t-il lorsqu’elles comprendront exactement comment leurs enfants seront mobilisés ou mourront de la maladie des radiations ? Si elles restent en vie, elles seront confrontées à la question cruciale : ai-je fait tout ce qu’il fallait pour empêcher cela ?
Il me semble que les femmes peuvent s’opposer à la rhétorique de l’escalade des hostilités et à l’utilisation des armes nucléaires. Pour une raison quelconque, dans les petites républiques ethniques, cela inquiète davantage les femmes. Par conséquent, elles combattent la police pour leurs fils. Il y a là encore de l’espoir pour ces femmes du Caucase du Nord ! Peut-être au moins pourront-elles crier et se faire entendre du côté des structures de pouvoir. Surtout qu’il y a là encore plus d’attitude humaine due à des liens interfamiliaux forts. Nos femmes dans les 2 capitales (Moscou et Saint Pétersbourg) sont plus touchées par la répression : lors des protestations la police commence rapidement à les tabasser à coups de matraque.
Nous ne pouvons pas mettre directement fin aux guerres ou arrêter l’injustice, mais l’effet de milliers de petites bonnes actions mises ensemble peut être plus fort que nous ne pouvons l’imaginer. Ces petites bonnes actions fondent les bases de nouvelles relations et de l’avenir. Les problèmes des forces vitales humaines deviennent maintenant particulièrement pertinents. Les forces qui vous permettent de reproduire et de changer qualitativement la vie
Il est important de penser, et de penser dès maintenant à ce que peut être la sortie de cet état de choses après la guerre. C’est à l’époque des tempêtes qu’il est primordial de chercher des points d’appui, de penser à un avenir sain, de travailler avec les forces vitales d’une personne, autour de sa subjectivité et de sa paternité de la vie.
Derrière toute agression se cache l’anxiété. Si l’anxiété est ignorée, l’agressivité́ s’intensifie. Pour l’éliminer, il est nécessaire de comprendre ses sources. Mener ce dialogue en ce moment est difficile. Seuls les sociologues cliniciens peuvent oser le mener.
En juin, des volontaires parmi les professeurs de sciences humaines ont commencé à organiser des camps d’été pour les enfants de réfugiés ukrainiens dans des centres d’hébergement temporaire. Avec les enfants, ils dessinaient, dansaient, organisaient des orchestres et faisaient des dessins animés. Mais l’essentiel, me semble-t-il, ce qu’ils ont fait c’était simplement de communiquer avec les enfants et de créer simplement un environnement dans lequel les enfants étaient en sécurité. Les commentaires reçus des enfants étaient porteurs d’espérance : «vous avez rendu notre monde normal», «je n’ai plus peur , « j’ai arrêté de penser que quelque chose n’allait pas avec moi « ; « je me suis intéressé, je veux dessiner, danser, jouer».
Les plans mis en œuvre par mes collègues exigent l’unité de la théorie et de la pratique afin que nous puissions faire un travail significatif et clair. En fait, dans la plupart des cas de travail clinique, nous sommes confrontés à la division entre ceux qui donnent des cours théoriques et ceux qui travaillent sur le terrain.
Pour conclure. Les obstacles de la nature géopolitique et institutionnelle posent des obstacles au développement de la sociologie clinique en Russie. « Où vous avez vu la société malade ?», «Qui pourrait être son docteur ? » Voici les questions sur lesquelles les discussions deviennent de plus en plus houleuses surtout sur Internet.