Jacqueline Barus-Michel

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À Jacqueline

Tu as choisi de nous dire au revoir dans un moment particulier : un colloque réunissant « ta famille » professionnelle, tes collègues, tes étudiants, tous ceux que tu as formés, accompagnés, aimés. Tu l’as fait au milieu d’un impromptu, ces moments que tu distillais avec grâce lors de nos rencontres au cours desquels tu nous faisais rire, pleurer et penser. Ne jamais nous prendre trop au sérieux, comme enseignant, comme intellectuel, comme chercheur, tout en prenant au sérieux la recherche, l’enseignement, la création et la transmission de connaissances.

Tu nous a quittés à la fin de la première scène dans laquelle tu rendais hommage à notre métier d’intervenant, de clinicien, explicitant ses enjeux, ses avatars, ses ficelles… Dans la deuxième scène tu parodiais « le psychosociologue sûr de lui » inspiré du « médecin malgré lui » de Molière. Comme lui, tu as tiré ta révérence sur scène. Tu ne pouvais mieux faire pour nous signifier en pleine connaissance de cause, de poursuivre le chemin que tu as tracé pendant toutes ces années, en nous donnant le goût de la connaissance et l’énergie du paradoxe.

Je me souviendrai toujours de ton dernier regard, angoissé de te sentir partir, triste de nous quitter, mais aussi heureuse de partager ce moment avec nous, avec tous ceux que tu aimais, et qui t’aiment, tous ceux qui ont eu la chance de te côtoyer.

Tu incarnais la générosité, la vitalité et l’intelligence. Une générosité comme « prof », dans l‘accompagnement des étudiants, dans une disponibilité et une ouverture sans restriction. Une générosité dans l’amitié, toujours vigilante aux autres, toujours attentive à les accompagner face aux épreuves de la vie. Un mot ici sur ton amitié indéfectible pour Max et Bernadette que tu as soutenus dans des moments particulièrement difficiles et douloureux.

Tu avais le don de remettre de la force vitale face à la dépression. Une vitalité chevillée au corps que tu aimais partager sans retenue. Une vitalité joyeuse, loin des passions tristes et des embrouilles institutionnelles ou existentielles.

Je garderai de toi ta confiance rayonnante dans la vie, le partage, l’intelligence clinique. Tu savais concilier l’intelligence de l’esprit et l’intelligence du cœur sans jamais sacrifier l’une à l’autre. J’ai toujours admiré la clarté de tes exposés, la fulgurance de tes synthèses théoriques, ta capacité à rendre accessible la complexité des sentiments, de l’être de l’homme en société et des situations humaines. C’était là l’objet principal de tes recherches dans la psychologie sociale clinique dont tu incarnais le projet : comprendre les ressorts de l’existence humaine et de la société. La dernière table ronde de notre colloque à laquelle tu devais participer porte la trace de ces interrogations : « Pour une sociologie clinique du désir : de sens, de faire, de lien ». Je te retrouve bien là, dans ce désir de sens qui animait toute ton existence, dans ce désir de faire que tu sublimais dans une créativité de tous les instants et dans ce désir de lien que nous avons eu le bonheur de partager.

L’immense tristesse qui nous habite aujourd’hui est teintée de la joie des souvenirs de tous ces moments partagés. Tous ces colloques au quatre coins du monde, tous ces séminaires, toutes ces fêtes où nous avons bu, encore une fois à l’amitié, l’amour, la joie…

Je voudrais exprimer ici ma gratitude pour toutes ces années partagées, pour ta confiance et l’estime dont tu m’as comblé pendant 35 ans de complicité, d’échange, de collaboration.

Lors du colloque organisé au LCS pour te rendre hommage, tu avais terminé ton intervention par ces mots :

« Collègues, étudiants, anciens actuels, étudiants devenus collègues et amis chers,
Je vous aime tous.
Tant mieux si vous pensez qu’un jour je vous ai apporté quelque chose ou fait un peu plaisir. Pardonnez-moi si je vous ai manqué : je n’ai pas toujours une claire conscience de mes insuffisances, mes passions prennent des allures de véhémence, mon humour d’ironie, mais le fond reste fidèle.

Je vous remercie si vous m’aimez un peu, continuez à le faire, j’adore ça ! Et que ce jour n’en soit pas la fin ! »

Lors de ce colloque, tu nous avais régalés d’un impromptu que tu avais intitulé « La nuit c’est le moment », mélange de textes, d’images de poèmes, de musiques, de souvenirs, de talents d’humour et d’amour.

Tous ces cadeaux m’avaient inspiré un poème que je t’avais dédié en conclusion de ce colloque où nous t’avions prénommé Dame caresse :

Merci à « Dame caresse », pour la transverberation,
Pour la potière jalouse et le poème à Lou,
Pour les excès d’amour et ton sourire si doux.
Et bien ! Régnez ma belle, contentez votre gloire,
Continuez le chemin, poursuivez cette histoire,
Qui est aussi la notre si vous le voulez bien.
Merci pour aujourd’hui et merci pour demain,
Dans un mois, dans un an, comment sourirons-nous
Aux souvenirs communs qui nous unis à vous…

Gracias a la vida que me ha dado tanto
Merci à la vie qui m’a tant donné

Merci à la vie qui nous a permis de te rencontrer
Merci à toi de nous avoir dispensé ton bonheur de vivre

Vincent de Gaulejac
Le 23 avril 2015

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Je ne sais si c’est thérapeutique, mais je voudrais vous proposer une petite séance d’« associations libres » autour de Jacqueline.

D’abord parce que Jacqueline avait une tendresse pour Freud. Ambivalente comme il se doit. Et qui dit Freud, dit Vienne, ville qu’elle adorait : le Ring, le Café Central, le Belvédère, Klimt… j’associe déjà…

Associations libres ensuite, parce que le mot association symbolise son approche. Jacqueline a toujours travaillé la question du lien. Le désir de lien devait même être sa dernière conférence.

Enfin, associations libres parce que libre correspond si bien à Jacqueline, à son indépendance, à sa pensée hors des dogmes… ou des chapelles…

Donc, associons.

Le premier mot qui me vient est un nom : Molière. Comme lui, Jacqueline a tiré sa révérence à la fois en pleine possession de son art et en pleine représentation, sur scène, lors d’un de ses fameux impromptus. Une scène – sociale, scientifique ou autre – où elle aimait à se produire, car elle avait le sens du spectacle, du jeu, du geste, du verbe, de la métaphore. D’ailleurs, hormis Vienne ou encore le port de Veere, c’est Venise qu’elle avait plaisir à fréquenter assidûment, à chaque carnaval en habit d’apparat. Mais avec ou sans atours, Jacqueline avait de toute façon une sacrée allure.

De Molière, glissons à « potière ». Je l’avais jadis appelée ainsi en référence et en opposition à la « potière jalouse » de Lévi-Strauss, car précisément, Jacqueline n’a jamais gardé jalousement ses secrets de psychosociologue clinicienne. Cette comparaison était née à l’occasion d’un colloque en son honneur il y a quelques années. Un hommage de son vivant comme elle en plaisantait. Mais tout, avec Jacqueline, était toujours complètement « de son vivant », tant ce qu’elle a fait porte l’empreinte des pulsions de vie. Vitalité, vivacité. Vélocité aussi. Car il fallait pouvoir la suivre, elle qui était constamment sur la brèche.

Après potière, osons alors prosaïquement « portière » : celle de son auto. Car Jacqueline est indissociable de sa voiture, symbole de ce mouvement désirant. Une voiture pour sillonner Paris (jamais de métro) et pour y écouter sa musique. Une voiture dont (presque à chaque sortie) elle s’exclamait avoir perdu les clés au moment de repartir… alors que celles-ci attendaient sagement au fond de son sac. Portière également, peut-être, comme féminin de portier : celle qui a les clés justement – des clés d’analyse – et qui ouvre les portes, comme celles de la perception chères à Huxley. Une Jacqueline éveilleuse de sens, attirant nos regards sur ce qu’ils ne remarquent pas de prime abord. N’importe où, même dans la rue, émue à la vue d’un reflet de soleil sur un toit ou par l’envol d’un oiseau, et nous y rendant attentifs. Ouverture au plaisir aussi, introduisant ses amis au goût subtil d’une grappa sublimée par l’ajout de raisins de corinthe ou d’une Marie-Galante à une table de la Rhumerie St-Germain.

A partir de portière, j’ai falli passer à l’évident « postière » (de quoi associer sur les messages qu’elle a pu nous délivrer), mais ce qui me vient est plutôt l’un peu plus lointain « princière ». Car, belle personne et femme forte, Jacqueline était aussi grande dame. « La Grande Barus », comme je la surnommais pour la taquiner. Grande donc, mais aussi espiègle et drôle, sans doute en cela plus marquise que duchesse. Marquise narquoise parfois, mais toujours affectueusement, moquant par exemple ce qu’elle appelait mes lacâneries, tout en faisant en sorte que je… persévère.

Encore une association en ère.

Persévérante, en effet, notre marquise n’a jamais abdiqué. Ni ses convictions, ni ses idées, ni ses engagements (théoriques, cliniques, politiques…). Jacqueline les a toujours défendus avec autant de fraîcheur. Une fraîcheur… je cherche l’ultime chute… printanière. Oui, Vivaldi en est témoin, Jacqueline ne pourra être, pour nous, que printanière.

Gilles Arnaud
23 avril 2015